Entretien avec Christelle Avril
1) Plus de 95% des aides à domicile sont des femmes. Qui sont ces femmes aujourd’hui, cet « autre monde populaire »?
J’ai voulu ébranler deux clichés: être aide à domicile, ce serait faire le ménage, « comme à la maison » donc il n’y aurait pas besoin de formation, de savoir-faire ou bien ce serait être domestique, comme celles à demeure dans les familles bourgeoises. Un vrai défi pour le droit du travail…
Il y a plus de 500 000 aides à domicile aujourd’hui et moins de 5% d’hommes (essentiellement pour les activités extérieures, jardinage, milieu rural et quelques médecins, infirmiers étrangers sans autre possibilité etc.). Les femmes viennent essentiellement du monde populaire. Elles ont souvent eu une autre activité. On distingue deux groupes : celles qui ont eu des métiers mieux reconnus avant avec de petits diplômes (coiffeuse, vendeuse, ouvrière dans le textile par ex), un salaire décent. Elles vivent leur nouvelle activité comme un déclassement (parfois, elles ne veulent pas que les autres sachent …) Elles travaillaient dans une entreprise qui a fermé (par exemple dans l’industrie textile) ou elles se sont fait pousser dehors (par exemple du prêt-à-porter qui préfère les « petites jeunes », plus soumises et en meilleure forme physique).
Un autre groupe trouve ces emplois valorisants à partir de deux histoires très différentes : des femmes de milieu très pauvre, quasi analphabètes, qui n’ont pas réussi à trouver un autre emploi et pour qui être aide à domicile est une forme d’émancipation. Et d’autres, avec une histoire très différente : des femmes diplômées, souvent étrangères ou issues des DOM-TOM (« noires » ou « arabes » comme elles se disent) qui ne supportaient plus le racisme sur un lieu de travail (ex dans certains hôpitaux). Elles sont fières de ce travail d’«aide aux autres ».
Une question importante pour elles est le logement, certaines continuent à habiter « chez elles », en couple ou seules, avec des enfants. D’autres, suite à un licenciement, un divorce, reviennent parfois habiter dans la famille (parents, sœur ou frère etc.) etc. D’autres encore sont contraintes de quitter leur région où l’emploi est sinistré : elles viennent en Région parisienne par exemple et vivent dans des conditions très précaires. Ce sont les nouvelles prolétaires, qui n’ont que leur force de travail.
2) En quoi sont-elles un « autre monde populaire » ?
Mon travail s’inscrit notamment dans le prolongement d’un objectif qui irrigue toute la sociologie des classes populaires, celui de saisir le changement social, notamment du fait du déclin de l’emploi industriel ou de la transformation des services publics. Pour citer Olivier Schwartz, sociologue avec avec qui je travaille « Les classes populaires ne font pas que résister, s’adapter au changement, elles sont réellement travaillées par des processus acculturatifs»(2) . Les aides à domicile sont un nouveau visage important des couches populaires salariées puisque cet emploi alimente presque à soi seul la croissance de l’emploi non qualifié aujourd’hui. Ces emplois sont d’une certaine manière la figure « repoussoir » du travail ouvrier (absence de collectif de travail constitué, de savoir-faire reconnus, de hiérarchie bien identifiée…). Cela pose aussi la question de ce que cela fait aux classes populaires que des femmes gagnent l’argent du ménage, dans une activité aux antipodes de ce qui a façonné la fierté ouvrière.
J’ai consacré une partie de mon livre à la complexité des normes de genre dans ce contexte, où ces femmes sont parfois les seules « pourvoyeuses de ressources ». C’est pourquoi on peut parler de « nouvelles prolétaires ». En abordant la question des styles de féminité, et du rôle des femmes, mon livre entend également contribuer à sa manière à sortir cet emploi des préjugés de genre (par exemple les dispositions sexuées au travail domestique !), en prenant au sérieux le travail de ces femmes.
3) Quelle est leur relation à leur travail ? Qu’est-ce qui le rend plus acceptable ? plus difficile à supporter ?
Elles ont comme tout le monde besoin que leur travail soit reconnu, quand bien même certaines personnes âgées n’ont plus la capacité d’interagir avec elles. La reconnaissance, c’est celle d’abord des associations qui les emploient, des familles des personnes âgées et ce devrait être aussi la notion d’ancienneté, de carrière qui n’existe pas.
Le plus difficile, c’est l’état sanitaire des appartements parfois, le manque d’équipement, (l’aspirateur ne fonctionne plus et personne n’en rachète un). Des contraintes physiques si la personne âgée est lourde et peu mobile, les appartements sans ascenseur aussi, avec des packs d’eau, de lait à monter. Les gens oublient que les aides à domicile travaillent chez plusieurs personnes à la suite. On calcule qu’elles portent autant que des ouvriers. Elles ont les genoux, les épaules abimés, de l’asthme aussi du fait de la poussière, mais rarement de reconnaissance des maladies professionnelles puisqu’elles travaillent « à domicile». Il reste beaucoup à faire pour faire appliquer le droit du travail.
La relation à la personne âgée n’est pas toujours simple. Lui faire plaisir (ex : jeu de société, dialogue en s’asseyant) est-ce « moins bien » que faire le ménage prévu ? Les « noires », les « arabes », (comme elles se disent) souffrent trop souvent d’une parole raciste qui se libère plus qu’ailleurs venant aussi bien de l’encadrement, des autres aides à domiciles que des personnes âgées. Cela se traduit par des préjugés culturalistes : « les femmes noires et arabes ne savent pas faire « notre » cuisine », leurs qualifications sont naturalisées : « les noires sont plus douces ». Elles sont parfois mal reçues par le personnel administratif parce que leur dossier est plus difficile à traiter.
4) Que souhaitent-elles ? Quelles pistes donner ?
Toutes aimeraient un salaire décent, que leur ancienneté compte vraiment. Le temps partiel constitue un déni de leur travail : elles sont payées à temps partiel mais travaillent à temps plein car elles ont des déplacements mais aussi de nombreux échanges sur les personnes âgées, échanges entre elles ou bien avec des personnels paramédicaux, des sortes de « staff » (comme on dit à l’hôpital) non pris en compte. Il faudrait qu’elles soient reconnues comme travailleuse médico-sociale. Mais les associations hésitent à les pousser à se former car ensuite elles partent vers les maisons de retraite où leur travail est plus reconnu …
Ces emplois ont été pensés plus pour la résorption du chômage de masse à partir des années 1980 que comme une nouvelle profession. Alors que l’enquête montre que les aides à domicile cumulent au fil des années des savoir-faire et être spécifiques à la prise en charge des personnes âgées dépendantes, la tendance – à laquelle le privé lucratif n’est pas étranger – est à développer des « diplômes » pour employées polyvalentes (et pourquoi pas un diplôme de « femme à tout faire »?!). Tout le contraire de ce qu’il faut.
(1) Christelle Avril : Les aides à domicile. Un autre monde populaire (La Dispute, 2014)
(2) Olivier Schwartz : Peut-on parler des classes populaires ? (La vie des idées 2011)
Entretien réalisé par Mireille Breton et Dominique Balducci
Version longue non relue par Christelle Avril
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