La société a-t-elle intérêt à venir en aide aux plus fragiles ?
À vrai dire, la question interroge sur la nature et la qualité du lien qui unit les hommes à l’intérieur d’une société. Aperçu à travers l’histoire.
A priori, on pourrait répondre par la négative. Non, les sociétés n’ont pas toujours eu comme perspective d’accomplissement de venir en aide aux plus fragiles. Les sociétés esclavagistes ou colonialistes ont trouvé leur intérêt à maintenir ceux qu’elles exploitaient dans la misère. S’il y avait quelque « aide » apportée, sa finalité consistait surtout à assurer la reproduction de la force de travail. L’Église catholique sublimera ce cynisme en théorisant sur la vertu de la charité et l’accession au salut.
L’esprit de la révolution
Ce sont les révolutionnaires de 1789 qui vont formaliser cette question en avançant la notion d’égalité-similarité contre l’esprit de distinction qui animait la noblesse de l’époque.
Rousseau dans son ouvrage Du contrat social établit en 1762 qu’une organisation sociale « juste » repose sur un pacte garantissant la liberté du citoyen et l’égalité de tous.
L’assemblée constituante s’est attelée, dès les premières heures, à clouer au pilori les notions de lignée, d’extraction et leurs traductions concrètes en termes de privilèges fiscaux, de droits exclusifs ou de barrières professionnelles. L’aspiration à constituer une société des semblables qui animait des hommes comme Sieyès porte en elle la volonté d’en finir avec le mépris ou l’exclusion que pouvait éprouver le peuple. L’égalité des Hommes sera inscrite dans le droit.
Il y a donc eu dans l’histoire un moment où l’intérêt est apparu d’une société des égaux.
Capitalisme et socialisme
Mais cette histoire va être marquée par une rupture décisive qui en changera le cours : celle de la révolution industrielle et de l’avènement du capitalisme avec la création d’un prolétariat qui se loue moyennant salaire à un patron. Lamennais écrit en 1838 dans Le Livre du peuple, parlant de la condition de l’ouvrier : « Mieux eut valu pour lui un complet esclavage car le maître au moins nourrit, loge, vêt son esclave, le soigne dans ses maladies à cause de l’intérêt qu’il a à le conserver. Mais celui qui n’appartient à personne, on s’en sert pendant qu’il y a quelque profit à en tirer, puis on le laisse là ». Et sans doute la dépendance du prolétaire est-elle le recul le plus terrible qu’on puisse imaginer par rapport à l’idéal révolutionnaire d’une société des égaux.
Le capitalisme du XIXe n’a pas trouvé intérêt à remettre en cause la fragilité des prolétaires. Bien plutôt les idéologues de la classe dominante ont pensé l’inégalité nécessaire à la division du travail, porteuse d’émulation et assurément de profit.
Le courant socialiste sensible aux injustices sociales produites par le capitalisme industriel poursuivra la réflexion sur l’égalité.
Les socialistes utopistes, comme les Saint-simoniens, dénoncent l’affirmation capitaliste qui veut que la concurrence soit facteur de progrès pour affirmer qu’elle signe la déréliction de la société en ce qu’elle cause le paupérisme.
Contre les idées des gouvernements de l’époque qui imputent le malheur des ouvriers à des comportements fautifs d’insouciance, d’imprévoyance, de débauche, Marx situe dans l’organisation capitaliste du travail l’origine de la pauvreté ouvrière, renvoyant la responsabilité à la propriété privée des moyens de production et ouvrant le combat pour le changement de société.
Le mouvement ouvrier reprendra le flambeau des révolutionnaires pour imposer la création d’institutions venant en aide aux plus fragilisés. Ce sera en 1910 la première retraite des paysans et des ouvriers, en 1945, la création de la sécurité sociale et celle de la retraite par répartition dont nous bénéficions ; autant d’institutions qui protègent au premier chef ceux que le système paupérise mais qui sont un progrès pour tous.
Aujourd’hui
Le capitalisme financier mondialisé se caractérise par une montée des inégalités économiques jusqu’à l’insupportable lorsqu’on sait que 1 % des plus riches peut accaparer 15 % du revenu national et que les patrimoines ont retrouvé leur niveau spectaculaire d’il y a un siècle.
Du point de vue social, c’est l’ensemble de la société qui est fragilisée.
D’abord ceux que les restructurations à des fins de profit jettent dans la rue et à qui la dernière réforme de l’assurance-chômage va ôter le filet de protection, mais aussi les couches moyennes dont le mouvement des gilets jaunes a montré la détresse, les jeunes qui ne parviennent pas à payer leurs études quand ils ne font pas la queue au Secours populaire pour glaner un repas, les retraités qui voient leurs pensions diminuer et dont certains ne parviennent plus à vivre convenablement, sans parler des conditions terrifiantes faites aux migrants – tous ceux que le capitalisme jettent à la marge dès lors qu’ils ne sont pas productifs.
Et ce n’est assurément pas l’intérêt d’une société que de se priver de tant de potentialités humaines sacrifiées pour maintenir à tous prix les privilèges d’une minorité.
Le sentiment d’un retour en arrière
Le chômage de longue durée constitue la pauvreté en véritable condition. L’école, qui avait un temps assuré la promotion sociale des fils de paysans et d’ouvriers, n’a plus les moyens de prendre véritablement en compte les inégalités d’accès au savoir et à la culture.
On assiste à une forte érosion des institutions de solidarité. Le caractère d’universalité de la Sécurité sociale est sérieusement entamé. Chacun, dans le nouveau système de retraite encore programmé par ce gouvernement, devrait penser celle-ci en souscrivant à des assurances privées. Les rapports entre assurance et solidarité tels que les avaient conçus les pères fondateurs de 1945 dans un souci d’égalité sont redéfinis. La vieille idéologie de la responsabilisation de l’individu refait aussi surface dans le discours des gouvernants
La solution proposée par le système à ceux qu’il désigne comme « des vulnérables » selon le mot qui masque les rapports de domination, se fait sur le mode du « care », cet avatar de la charité. Les retraités, par exemple, ne seraient plus des salariés de plein droit retirés de l’emploi mais des poids pour l’économie à qui l’on octroierait une prestation sociale.
On se croirait revenus au XVIIe siècle, à l’époque où Bossuet à Versailles montait en chaire pour exhorter les nobles à donner aux pauvres de crainte qu’ils ne « murmurent » et mettent en péril l’ordre établi.
En vérité la question qui se pose aujourd’hui n’est donc pas celle d’une « aide aux plus fragiles », mais celle du nécessaire dépassement de ce capitalisme mortifère pour l’ensemble de la société.
Sans doute le chemin est-il rude. Il existe, certes, dans notre pays, un certain rejet du caractère intolérable des inégalités abyssales, mais dans le même temps une acceptation des mécanismes qui les produisent. Le sentiment d’impuissance est grand et l’alternative politique tarde à prendre forme.
Bâtir la société dans laquelle nous voulons vivre
Il ne s’agit pas de cajoler un peu les victimes d’un système délétère par une sorte de mélancolie empathique qui pousserait à leur venir en aide, mais de construire un ordre social plus juste fondé sur la solidarité en retrouvant les exigences des révolutionnaires de 1789 et des hommes et des femmes qui, au cours des XIXe et XXe siècles, ont bâti par leur lutte un système social que nous avons le devoir de défendre et d’améliorer.
Denise Bordes
La vie militante ne s’arrête pas à la retraite ! Au contraire, les retraités du SNES-FSU participent activement aux mobilisations en cours (protection sociale, dépendance etc) et apportent leurs analyses à des dossiers intergénérationnels.
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