Depuis 30 ans, des politiques fondées sur le dogme du blocage des ‘prélèvements obligatoires’ ont conduit au désengagement de la Sécu et à l’extension du champ des complémentaires santé. Les mutuelles qui ont accompagné le mouvement, le plus souvent de bon gré, réalisent désormais qu’elles sont prises dans une logique de concurrence mortelle pour le mutualisme et elles appellent à un sursaut collectif, notamment en interpellant les syndicats de la FP. Les groupes d’assurances privées et leurs soutiens libéraux, quant à eux, attendent que le fruit mûr n’ait plus qu’à tomber. La lutte acharnée que se sont livré les prétendants à la ‘primaire’ de droite pour les présidentielles a servi de révélateur avec les déclarations tonitruantes du candidat Fillon-1. En proposant pratiquement de jeter à bas le système actuel, il a alerté l’opinion et provoqué de fortes réactions, signe de l’attachement des citoyens à leur Sécu. Mais il a en même temps révélé le manque depuis des années d’un débat politique de fond sur la Sécu et sur la ‘restructuration silencieuse’ des assurances maladie en cours depuis 20 ans. Dans nos syndicats comme dans la Fédération, le débat sur l’avenir de la Sécu a lieu depuis plusieurs années. Mais s’il a déjà fait l’objet de stages et de dossiers dans notre presse, dans nos instances il n’a pas nécessairement été mis au cœur du débat en vue de l’action.
Histoire d’un système dual
Si aujourd’hui l’assurance maladie est un système ‘dual’, organisé en deux étages – le premier, constitué par la Sécurité sociale, fondé sur la solidarité entre malades et non-malades, le second celui des diverses ‘complémentaires santé’ – c’est le résultat de l’histoire des luttes sociales de la fin du 19ème au début du 20ème siècle menant à la création de la Sécu en 1946 sous l’impulsion d’Ambroise Croizat. Né des sociétés de secours mutuel et consacré dès la fin du 19ème siècle, le monde mutualiste s’est tout d’abord farouchement opposé, comme d’autres forces sociales, au nom de la prévoyance et de la liberté individuelles, aux projets d’assurance sociale obligatoire esquissés dans le premier tiers du 20ème siècle. Opposition maintenue à la Libération face au projet de Sécurité sociale issu du programme du CNR, la Mutualité parvenant à faire abroger en 1947 au nom de « la défense des intérêts de la Mutualité » l’article 39 des ordonnances de 1945 prévoyant la possibilité pour la Sécu de jouer le rôle de complémentaire santé. En 1947 la loi Morice instaure le ‘ticket modérateur’ ménageant un ‘reste à charge’ de 20 % qui permet le développement des mutuelles, et elle autorise les mutuelles de fonctionnaires à gérer à la fois le régime de base et le régime complémentaire – tandis que dans le privé des contrats de groupes sont négociés avec les partenaires sociaux pour désigner des institutions de prévoyance (opérateurs désignés en fonction d’un cahier des charges). S’ensuit une période de fort développement des mutuelles dans le sillage de celui de la Fonction Publique, en particulier dans l’Éducation, qui constitue aussi l’âge d’or du système dual de l’assurance maladie. Malgré la mise en échec du projet de Croizat d’une protection sociale véritablement universelle, des années 50 aux années 80, c’est une phase de conquête avec la multiplication par cinq des dépenses de santé sur la période (2,6 % seulement en 1950) et simultanément la croissance du niveau des remboursements (qui passe de 50 % environ en 1950 à 83 % en 1980). En 1971 la première convention de remboursement de l’assurance-maladie est signée avec les médecins (mais un secteur 2 avec dépassement d’honoraires est créé dès 1980). Enfin, avec l’arrêt Chazel de 1962 l’État employeur subventionne les Mutuelles de la FP assurant la couverture de ses agents (versement d’une somme forfaitaire par agent selon des montants très variables suivant les ministères). Période faste qui n’évite cependant pas les attaques contre l’esprit d’une Sécu bien commun des travailleurs lorsque, par exemple, l’ordonnance de de Gaulle en 1967 retire aux salariés la gestion des caisses de l’AM. Le monde mutualiste finit par se rallier à la Sécu au cours des années 60, notamment sous l’impulsion de la MGEN. S’ensuit une période de combats communs mutuelles/syndicats pour la promotion de la Sécu, et bientôt, dès le début des années 80, pour sa défense, lorsque par exemple le gouvernement Barre lance le projet d’un nouveau ‘ticketmodérateur’. Ralliement qui n’empêchera cependant pas la Mutualité d’accompagner sans excès de déplaisir le recul progressif de la Sécu et l’érosion de plus en plus marquée de la couverture des dépenses de santé à partir du milieu des années 80.
1- Quand on évoque la ‘Sécu’, il s’agit ici essentiellement de la branche assurance maladie (on n’évoquera pas les retraites ici)
Couverture santé, complémentaires santé : état des lieux
Le champ des complémentaires est composé de trois types d’acteurs : les mutuelles, qui relèvent du Livre II du Code de la Mutualité, sont à but non lucratif et se placent sous les principes de prévoyance, de solidarité et d’entraide envers leurs membres ainsi que de démocratie dans la prise de décision ; les institutions de prévoyance, qui relèvent du Code de la Sécurité sociale, à but non lucratif, et sont administrées par les partenaires sociaux ; enfin les sociétés d’Assurance, à but lucratif, qui relèvent du Code des assurances. Pour ces dernières, les ‘complémentaires’ santé ou retraite ne sont que des produits parmi d’autres et sont traitées dans une logique de marché assumée. Les contrats souscrits quant à eux se répartissent entre contrats collectifs (44 %) et individuels (56 %), jusqu’à ces dernières années, les Mutuelles s’étaient concentrées essentiellement sur les contrats individuels, les institutions de prévoyance, inversement, sur les contrats collectifs, tandis que les assurances avaient investi à peu près pour moitié les deux types de contrats. Actuellement presque toute la population est couverte par une ‘complémentaire santé’ (96 %), résultat de l’essort du ‘marché de la complémentaire’ à partir des années 90 et 2000, sur fond du désengagement progressif de la Sécu amorcé dès les années 80, mais parfois aussi du fait d’une accélération imprimée par le politique au seuil des années 2000 – ainsi par exemple en complément de la couverture maladie universelle a été créée la ‘CMU-c’ complémentaire obligatoire. Durant cette période, la stratégie des mutuelles va s’infléchir à nouveau. Ainsi, à la charnière des années 80 et 90, la Fédération nationale des mutuelles de France (FNMF) choisit de jouer le jeu de la concurrence avec les sociétés d’assurance, en se plaçant de son propre chef sous les ‘directives assurances’ européennes et du ‘droit de la concurrence’. Le pari – un peu naïf – était qu’il serait possible de continuer à croître sous la protection du droit français, d’autant que les assurances privées n’étaient pas vraiment installées dans la sphère de l’assurance santé et ne semblaient pas menaçantes… Or c’est exactement l’inverse qui a eu lieu, assez logiquement, le marché avantageant nécessairement les opérateurs qui peuvent s’appuyer sur une forte assise financière pour pratiquer une politique tarifaire agressive et conquérir des parts de marché tout en répondant aux directives européenne de solvabilité. C’est ainsi que, de 2000 à 2015, la part des mutuelles a baissé sensiblement, passant de 60 % à 53 %, celle des institutions de prévoyance restant stable (autour de 20%), tandis que celle des sociétés d’assurance a cru de 19 % à 28 %. Pour survivre sur ce marché hyper concurrentiel et dont le principe de base n’est pas la solidarité mais la sélection par les risques, les mutuelles, sont nécessairement conduites à intégrer de plus en plus l’approche ‘assurantielle’ dans leurs pratiques (cotisation selon l’âge et le niveau de prestations dans le cadre d’une offre diversifiée)… sans pour autant empêcher les assurances de leur tailler des croupières. D’où la recherche éperdue d’alliances pour atteindre la taille permettant d’avoir un pouvoir sur le marché, quitte à marier la carpe et le lapin dans un mouvement de concentration encore loin d’être terminé ! L’ANI – avec la Loi pour la sécurisation de l’emploi de juin 2013 qui en découle – a clairement ouvert un boulevard à l’offensive des assureurs privés. Prévoyant une couverture santé minimale obligatoire pour tous les salariés à partir du 1er janvier 2016, la loi a généralisé les contrats collectifs de branches (déjà existants pour 75 % des entreprises) à l’ensemble des salariés du privé, les employeurs devant participer à hauteur de 50 % du montant des cotisations2. Mesure de prime abord positive pour les 4 millions de salariés non encore couverts, elle a cependant étendu de manière significative le marché des complémentaires d’entreprises ou de branches, mais aussi permis la multiplication de contrats ‘low cost’ favorisant (pour ceux qui le peuvent) le développement d’un nouvel étage de ‘sur-complémentaires’ d’entreprise. Les groupes d’assurances ont par ailleurs travaillé à accroître leur avantage par un lobbying assidu contre le ‘monopole’ des institutions de prévoyance, jusque là désignées de manière relativement automatique par les partenaires sociaux dans le cadre de la clause dite ‘de désignation’. De fait, depuis 2013, plus aucune clause de désignation n’a pu être réintroduite par la loi. L’ANI a donc ouvert un champ nouveau pour les assurances qui jusque là avaient investi à égalité les contrats individuels et les contrats collectifs. Elles chassent donc maintenant les contrats collectifs sur les terres des institutions de prévoyance, et avec d’autant plus de profit que les publics concernés, actifs, sont à moindre ‘risques’ que les plus jeunes et les plus âgés. Quant aux mutuelles cantonnées aux contrats individuels, elles concentrent les exclus de l’ANI – chômeurs, agents publics, dont de nombreux précaires, et retraités – bref, les ‘mauvais’ risques… et se retrouvent devant le dilemme évoqué plus haut : ou bien elles maintiennent les principes de tarification solidaire en fonction des revenus et elles plombent leur ‘rentabilité’, ou bien, pour rester attractives auprès des ‘bons risques’, elles ‘segmentent’ leur offre avec des niveaux de garantie modulables selon les tarifs et selon les âges, mais c’est alors au mépris du principe de solidarité au fondement du système mutualiste. En tout cas, elles marchent au bord du gouffre. L’arrivée plus que probable des grands groupes d’assureurs privés dans les référencements des Ministères pour les agents de la Fonction Publique pourrait bien alors constituer le dernier acte dans l’histoire du mutualisme…
2- Cela moyennant toutefois des financements publics importants, de l’ordre de 5 à 6 Milliards d’€ sous forme d’exonérations de cotisations et d’impôts
Le renouvellement des accords de référencement dans la Fonction publique Depuis 2005, date à laquelle l’Union européenne a condamné la subvention directe des Ministères aux mutuelles pour l’adhésion de leurs agents (arrêt Chazel de 1962) et imposé un ‘référencement’ obligatoire avec un appel d’offre européen sur la base d’un cahier des charges etc., l’appétit des assureurs s’est encore aiguisé. Le premier référencement de 2005 avait permis de maintenir un relatif statu quo en référençant les ‘mutuelles historiques’ – dont la MGEN pour l’EN – mais aujourd’hui l’obligation faite de renouveler ces référencements avant le 1er juillet 2017, vise à ‘casser les monopoles’ pour imposer plus durement la ‘libre concurrence’. Les négociations qui ont commencée au printemps 2016, ont vu une bien moindre résistance face à cette exigence de la part des ministères. Les arbitrages ministériels ont, en effet, dans leur majorité, accepté le ‘découplage’ entre l’assurancesanté et le volet ‘prévoyance’ (qui comporte tout ce qui est de l’ordre des indemnités journalières en cas de maladie, invalidité, dépendance, etc.). Certains ministères tel que celui de l’Agriculture ont autorisé plusieurs opérateurs référencés – AG2R, AXA, Groupama. Dans le champ de l’Education-Jeunesse-Culture les derniers échanges ont eu lieu en septembre et le cahier des charges a été présenté en décembre. Construit selon 3 critères, prix, solidarité, qualité des offres, il porte encore la volonté de maintenir l’aspect solidarité. Toutefois, le découplage des volets santé et prévoyance a, lui, été bel et bien acté. Conséquence, la MGEN prévoirait de renoncer, pour ses adhérents retraités, au référencement sur le volet prévoyance, préférant ainsi perdre la minuscule part versée par l’Etat pour les agents retraités afin de rester ‘positionnée’ sur son offre actuelle du volet ‘santé’. Calcul assez hasardeux escomptant encore la possibilité d’un ‘équilibre’ sur le marché vis-à-vis des assureurs, ce qui est pourtant chaque jour un peu plus contredit par les faits !
Du débat public au débat syndical… et à l’action
L’engrenage de la concurrence emporte manifestement tous les acteurs, et en l’état actuel aucune ‘régulation’, même partielle, ne semble pouvoir préserver une autre logique que celle du marché. Si les mutuelles affichent encore la conviction d’un ‘compromis’ possible entre ‘efficacité’ à la mode du marché et valeurs mutualistes, à l’évidence on n’en est déjà plus là. De fait elles courent derrière leurs concurrents en jouant de plus en plus le même jeu tout en encourant les foudres de leurs adhérents restés attachés aux valeurs mutualistes… Du côté des ‘assurés’, si la couverture complémentaire s’est de fait universalisée, elle s’avère surtout très inégalitaire ; aujourd’hui, bien malin celui qui s’y retrouve dans la valse des alliances et dans l’opacité croissante des offres et des contrats incitant de plus en plus à un calcul coût/avantage de court terme. Chacun peut faire le constat que ce deuxième étage du système dual – dont les dirigeants voudraient aujourd’hui faire « le centre de gravité de la protection sociale en France »3 – est de plus en plus contradictoire avec les principes du premier étage, Sécu, premier étage que les politiques de santé ont érodé d’années en années. Depuis la charge de Fillon contre la Sécu, de nombreux points de vues se sont exprimés dans le débat public proposant de soustraire l’Assurance santé à la logique assurantielle. Des propositions très diverses émergent, parfois assez divergentes. Un certain nombre d’entre elles portent l’idée d’une assurance santé plus égalitaire, appuyé sur le modèle d’une Sécu à 100 % ou bien la possibilité de choisir comme assureur complémentaire la sécurité sociale elle-même avec une ‘sur-cotisation’ comme c’est le cas en Alsace-Moselle. Ainsi serait réduite ou supprimée la part des mutuelles dans le remboursement et leur rôle serait alors centré sur des missions de prévention ou d’offre de soins. A ces questions, d’autres tout aussi importantes s’ajoutent : celle du niveau et des modalités de financement pour la Sécu (‘cotisations vs Contribution-impôt’) ; celle de l’organisation du système de soins dans le pays (médecine de ville/hôpital), celle des tarifs (dépassements d’honoraires, prix des médicaments,…), et, plus généralement celle de la répartition de la richesse et de la part des richesses à consacrer pour assurer à tou-te-s où qu’il/elle soit, une santé de qualité tout au long de la vie. Si dans les hautes sphères des mutuelles l’esprit mutualiste semble remisé au magasin des antiquités, il reste cependant de nombreux acteurs sincères du monde mutualiste qui se sentent aujourd’hui profondément meurtris par les évolutions récentes mais qui peuvent aussi se sentir remis en question par certaines de ces propositions. Il faut y être attentif, même si, eux-mêmes, observent les changements qui affectent la Mutualité et l’érosion de ses soutiens historiques face au lobbying intensif des assurance (ainsi de la proposition d’amendement de députés de la majorité lors de l’ examen du dernier PLFSS demandant la fin de la possibilité de délégation du régime général obligatoire aux mutuelles). La FSU qui porte dans ses mandats l’objectif de « tendre vers une assurance maladie obligatoire à 100% » doit être attentive à l’état de toutes les forces qu’ils serait possible de mobiliser ; mais au vu des menaces qui pèsent, il y a maintenant urgence à construire une alternative.
3- « la Mutualité est appelée à être le centre de gravité de la protection sociale du XXIème siècle » : propos tenus en 2015 par Thierry Beaudet dans un entretien aux Echos, peu avant sa prise de fonction à la FNMF. Il semblait ainsi renouer quelque peu avec la tradition Mutualiste de défiance envers la sécurité sociale au début du XXème siècle.
Documents joints
La vie militante ne s’arrête pas à la retraite ! Au contraire, les retraités du SNES-FSU participent activement aux mobilisations en cours (protection sociale, dépendance etc) et apportent leurs analyses à des dossiers intergénérationnels.
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