Un paradoxe : gérer le social en le sous-traitant à des acteurs privés

Cette note doit beaucoup à l’analyse de Clémentine Comer[1] dans  La Revue de l’IRES , N° 103-104, 2021/1-2 « Bricoler une action municipale de santé à faible coût ou rebâtir des solidarités organisées ? Regard sur la diversité des « mutuelles communales »

La note est vue sous l’angle des préoccupations liées à l’expérience des militant.es du SNES-FSU retraité.es dans le débat sur la protection sociale face à l’extension du marché des complémentaires santé organisée par la réforme de la Protection Sociale Complémentaire  dans la Fonction publique

Daniel Rallet

A) Qu’est-ce qu’une mutuelle communale (MC) ?

20.000 personnes bénéficieraient aujourd’hui d’une mutuelle santé communale, pour environ  2000 communes françaises impliquées dans ce dispositif. 

Depuis les élections municipales de 2014, de plus en plus de municipalités ont décidé de mettre en place une « mutuelle communale » (MC), appelée initialement « mutuelle de village ». Le concept est de regrouper les habitants d’une même commune afin de leur faire bénéficier d’une complémentaire santé à des prix concurrentiels.

La mutuelle communale, une réponse à une demande sociale dans le contexte d’une généralisation de la PSC. Elle fonctionne comme une voiture balai[2]

Les salarié.es du privé, et bientôt les agent.es de la Fonction publique, étant dans les contrats collectifs obligatoires, différentes populations n’ont accès aux soins qu’avec des contrats individuels de plus en plus coûteux : salarié.es précaires ou « ubérisé.es », étudiant.es, auto entrepreneurs, chômeur.es, retraité.es, indépendants.

Parmi les retraités, ceux aux revenus modestes ne sont pas les seuls concernés. C’est une préoccupation partagée par des retraité.es aux revenus moyens  qui sont excédés par l’inflation permanente du coût des contrats individuels, notamment parce qu’ils/elles subissent une tarification à l’âge, et de plus sont incité.es à payer des options coûteuses pour obtenir un meilleur remboursement des frais de santé qui sont particulièrement lourds lorsque l’âge avance.

C. Comer attribue la cause de cette demande sociale à la sélectivité du marché des complémentaires santé, c’est à dire à la logique marchande qui caractérise leur activité :

« Le soutien accordé par les municipalités à  leurs administrés vise à mieux protéger ceux qui sont exclus des solidarités organisées et donc exposés individuellement à la sélectivité du marché de l’assurance maladie complémentaire »[3]

Les retraité.es constituent la principale cible des MC : 70 % de leurs adhérents ont plus de 60 ans.

Les mutuelles communales ne sont pas à proprement parler des  mutuelles.

C’est un mode d’accès, géré par des communes, au marché des complémentaires santé (assureurs privés, mutuelles).

Après avoir estimé le nombre de foyers intéressé par une mutuelle communale, la commune démarche les complémentaires (mutuelles et assureurs), puis sélectionne l’organisme  qui propose selon elle les meilleures conditions (tarifs et garanties) aux futurs adhérents.

Différents types de contrat interviennent : cela peut être un contrat individuel classique pour lequel les habitants souscrivent directement auprès de la complémentaire sélectionnée mais avec des tarifs négociés collectivement par la commune et moins chers que les tarifs du marché du fait des achats groupés.

Ou des contrats de groupe dont le contenu (garanties, tarifs) est négocié en général par une association d’assuré.es. Contrairement aux contrats collectifs de la PSC l’adhésion est individuelle et facultative.

Les  négociations avec les complémentaires sont en principe conduites par la commune, mais faute de compétences en son sein, ce sont de plus en plus des associations d’assuré.es qui remplissent cette fonction.  Actiom, l’une des plus importantes, représente 4800 communes !

L’objectif premier d’un tel dispositif est bien sûr un gain de pouvoir d’achat pour les adhérent.es. Mises en place pour venir en aide aux personnes les plus modestes, les mutuelles communales ont vocation à faire baisser les cotisations. Elles ont aussi d’autres atouts.
En effet, c’est une démarche simplifiée pour choisir une complémentaire : la commune  s’occupe de négocier les garanties et les tarifs auprès des complémentaires  qui sont retenues.

Ce n’est pas inutile vu le maquis concurrentiel qu’est devenu par exemple le marché des « mutuelles pour seniors » avec des publicités péremptoires qui prétendent qu’en trois clics on peut vous dire quelle est la « mutuelle »[4] la moins chère et qui correspond le mieux à vos besoins[5].

L’idée est d’aider les publics les plus modestes, ou dépassés par la complexité du choix de leur complémentaire, en proposant un service de proximité aux habitants. Le CCAS de la mairie joue souvent ce rôle de conseil et d’échanges auprès de complémentaires en général absentes du monde rural et des petites villes,  souvent peu orientées vers l’écoute de leurs adhérents du fait l’absence de personnels communaux d’accueil et d’échanges !

B) « Bricoler une action municipale de santé à faible coût ou rebâtir des solidarités organisées »[6]

Cet intitulé résume bien le propos »de C.Comer

B1) Pourquoi l’engouement des communes pour les « mutuelles communales » ?

Au-delà d’un objectif commun,  Clémentine Comer distingue différents profils de MC.

L’objectif commun : pallier les inégalités d’accès aux soins par une politique sociale communale qui s’inscrit dans une filiation historique  d’assistance  municipale

« Dans un contexte où la solidarité publique organisée par l’État décline et où la solidarité privée incarnée par un secteur mutualiste est aujourd’hui ouvertement tournée vers le marché,  l’action sociale de la politique municipale, qui a ses racines dans l’histoire, peut dans une certaine mesure pallier les inégalités d’accès aux soins[7]

« La généralisation de la complémentaire d’entreprise et la tendance des assureurs à la sélection des « bons risques » ont considérablement dégradé les principes de solidarité guidant la mutualisation entre malades et bien portants et entre actifs et retraités « 

Cette « mécanique inégalitaire pose un défi à la puissance publique locale, notamment où les élus locaux sont directement confrontés au vieillissement de la population et à l’éloignement des habitants de l’emploi. [8][9]

Le développement des inégalités sociales dans l’accès à la santé a été un facteur majeur du développement des MC dans la ruralité et les petites villes dans un premier temps. Et les assureurs de leur côté y ont vu une opportunité d’extension de leur marché à une frange de la population qui en était exclue.

La diversité s des mutuelles communales

1- « Renouer avec les valeurs du mutualisme : une action municipale citoyenne et engagée »

Dans certaines communes la mise en place d’une MC est partie prenante d’un projet politique de la part des élu.es mais aussi de la population.

Elle s’insère dans une série d’initiatives citoyennes comme  la création d’une épicerie solidaire, l’ouverture d’une maison médicale ou d’un centre de santé, l’accueil de migrants….

Cette démarche est aussi conçue comme une « revitalisation démocratique. » L’élaboration du cahier des charges repose alors sur une concertation des habitants. Le comité de pilotage associe des membres du  CCAS et  des acteurs qui se sont mobilisés, ainsi que des professionnels de santé, des maisons de quartiers, ou d’autres structures qui ont contribué à distribuer le questionnaire d’enquête auprès des habitants

Ce souci d’un projet participatif s’accompagne de la volonté de faciliter l’accès aux soins des plus précaires, notamment sous l’impulsion du CCAS.
Privilégiant le respect du principe de solidarité il s’insère alors dans une politique plus générale auprès de personnes en difficulté et d’interventions dans le domaine de la santé publique.

La sélection délibérée d’une mutuelle répond à la volonté d’écarter les opérateurs lucratifs, et souvent les petites mutuelles sont préférées  aux grandes mutuelles converties aux méthodes des assureurs.

2_Des équipes municipales se tournent vers les offres standardisées des assureurs

Le risque de conflits d’intérêt entre élus locaux et intérêts privés contourné par des courtiers et des associations d’assurés

Ces offres sont faciles à mettre en œuvre, mais avec le risque de compromissions  des élus locaux  et de conflits d’intérêt sur lequel l’Association des Maires de France a attiré l’attention.
Cela explique le succès des associations d’assuré.es habilitées à signer des contrats de groupe. Mise en place par des courtiers, cette démarche bénéficie d’une expertise technique et de garanties juridiques avec le concours d’avocats spécialisés.

Par exemple Actiom, la plus importante association d’assurés, a mis en place le dispositif « Ma Commune, Ma santé » qui a connu un certain succès

Ces associations travaillent en général avec des mutuelles petites et moyennes, parfois de dimension territoriale. Elles développent des services de proximité, notamment à l’égard des plus démunis, et font la promotion des réseaux de soins. Mais la proximité a un coût difficile à supporter pour les communes qui en outre ont rarement les compétences pour gérer l’accueil et le conseil, tandis que la complémentaire sélectionnée cherche de son côté à minimiser les coûts.

D’une conception politique à un projet commercial

Pour de nombreux maires il s’agit souvent d’afficher une vitrine sociale indispensable à la construction d’une carrière politique ; c’est  se montrer capable de mener des projets d’action sociale…Ce qui est alors recherché, c’est un dispositif facile à mettre en œuvre, et indolore pour le budget de la commune. La stratégie d’AXA est un bon exemple : elle mise sur des tarifs inférieurs à ceux habituellement pratiqués, l’assuré étant libre de sélectionner selon ses besoins un niveau de garanties parmi plusieurs proposés.

Un argument fort d’Axa est sa politique de présence dans les communes qui permet de rendre un service de proximité en profitant de son réseau très dense d’agences locales.

En outre, pour les assureurs privés, il est clair que la MC peut être utilisée comme produit d’appel pour d’autres contrats d’assurance.

Cette logique libérale basée sur l’individu se passe d’une approche en termes de solidarité.

Un autre exemple : certaines personnes les plus démunies risquent de payer  pour unecomplémentaire santé alors qu’elles ont droit à une complémentaire gratuite , la C2S (complémentaire  de santé solidaire, ex C-MUC). Pourquoi ? Parce que le taux de non recours à cette complémentaire gratuite est très élevé (44%) du fait d’un public désocialisé par rapport à un accès   bureaucratique à ce droit. L’expérience de la « mutuelle communale » montre pourtant que la mise à disposition d’un dispositif d’aide de proximité est possible et efficace, mais qu’il peut être dévoyé. .Parmi les complémentaires sélectionnées, on observe deux attitudes bien différentes, entre celle qui les informent de leur droit à la C2S et celles qui acceptent leur adhésion, c’est à dire leur font  payer un service gratuit !

La régulation publique est peu exigeante : car elle se contente  d’imposer des « contrats responsables[10][11] » et n’interdit que les conflits d’intérêt pour les élus.

Cette capacité de conseil et d’échange auprès des assurés, notamment des personnes âgées,  est volontiers présentée  comme une sorte de compensation des services public défaillants .

Enfin  la sélection de l’opérateur est souvent influencée par des relations avec des assureurs locaux et par des relations d’interconnaissance avec des mutuelles et des sociétés d’assurance.

D’une façon générale, C. Comer note « la difficulté des élus à garantir la municipalisation de la protection sociale faute de moyens financiers qui y sont pleinement dédiés  et à défaut d’avoir pleinement la main sur les dispositifs d’assurance qui demeurent privés »

B2) Les  limites des MC

1- la difficulté à s’inscrire dans la durée 

A cela plusieurs causes :

– l’instabilité politique car le changement de maire à l’issue d’élections municipales peut remettre en cause la MC ou le plus souvent ses orientations

– l’épuisement de l’équipe qui a animé la mutuelle, surtout dans le cas où les adhésions stagnent à un bas niveau

– lorsque l’opérateur change d’orientation ou lorsqu’il fait l’objet d’une absorption par un grand groupe. Le délaissement des petites communes rurales au profit des plus grosses collectivités  (grandes villes, départements) est le produit d’une logique de marché qui avantage les grands contrats.

2  Une mutualisation problématique

L’aspect positif des MC est qu’elles prennent en compte la demande sociale de protection contre le risque santé de la part de populations qui sont exclues des contrats collectifs de groupe subventionnés par les employeurs privés et publics et qui sont donc exclues de la solidarité intergénérationnelle

Le problème est que les MC ne sont pas en mesure de vraiment répondre à la demande sociale qui leur est faite car la mutualisation du risque maladie se fait entre des personnes les plus exposées à ce risque du fait de leur âge et de revenus modestes. La solidarité ne s’exerce qu’au niveau de la commune ou de l’opérateur qui pratique la mutualisation entre les personnes adhérentes à ce type de contrat. Les MC peuvent le plus souvent répondre à la demande de lien social et de services de proximité, mais beaucoup plus difficilement à la demande de solidarité qui est tout de même le principe de base de la protection sociale.

Dans les mutuelles communales, une grande partie des adhérents ont des frais de santé élevés qui ne sont pas toujours absorbables par les autres assurés

De son côté la FNMF considère que les mutuelles communales peuvent répondre à un besoin dès lors que leur périmètre de mutualisation est suffisamment large pour assurer une stabilité de ces offres

Au-delà de ces dispositifs, elle appelle à « une réponse plus globale et solide ». Mais cette mutualisation optimum est assurée par ….la Sécurité sociale.

3 une contradiction fondamentale

Dans sa version la plus ambitieuse le projet des MC vise à compenser le désengagement de l’État en matière de politique de santé, en transférant une partie de l’intervention publique au niveau des collectivités locales. Mais cette ambition se heurte à un obstacle de taille qui consiste à faire du social à un moindre coût. En effet, les collectivités locales dont les budgets sont serrés n’ont pas les moyens financiers de  subventionner leurs MC.

La solution adoptée de sous-traiter le social (la solidarité) au marché de l’assurance complémentaire santé, dont ce n’est pas vraiment l’objectif, est porteuse des contradictions qui tracent les limites des MC et leur incapacité à répondre à la demande qui leur est faite par les exclus des contrats collectifs

En conclusuion C. Comer constate « la difficulté des élus à garantir la municipalisation de la protection sociale faute de moyens financiers qui y sont pleinement dédiés  et à défaut d’avoir pleinement la main sur les dispositifs d’assurance qui demeurent privés[12]

« Rebâtir des « solidarités » organisées » reste le seul chemin

Daniel Rallet, 9 Juin 2024


[1]Docteure en science politique et post-doctorante à l’Irisso, Université Paris-Dauphine

[2]  Lors d’une course cycliste une voiture balai est un véhicule positionné  derrière les derniers compétiteurs  pour récupérer les coureurs décrochés qui ne peuvent plus continuer la course (DR).

[3]Clémentine Comer

[4]Cela peut être aussi bien une assurance privée qu’une vraie mutuelle

[5]La publicité chante les vertus de la concurrence qui permet depuis peu de changer de complémentaire tous les ans  mais les retraités.es surtout ceux aux revenus modestes, sont  peu prompt.es à la résiliation. Population captive, ils/elles sont les plus vulnérables aux stratégies commerciales

[6]La Revue de l’IRES, N° 103-104, 2021/1-2

[7]C.Comer

[8]C.Comer

[9]

[10] Sans certificat médical et des cotisations indépendantes de l’état de santé

[11]

[12]Par exemple la commune n’a guère les moyens de contrôler les tarifs et les coûts établiss par la complémentaire

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