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« L’action collective des travailleurs, constitutive d’une citoyenneté sociale, est complémentaire de la vie démocratique et lui est essentielle ». Alain Supiot, tribune du Monde

Le Président, son gouvernement, sa majorité confirment une conception de la démocratie, sociale ou politique, comme un simple exercice formel en justifiant l’instrumentalisation opportuniste de toutes les dispositions constitutionnelles (47.1 et 49.3) pour limiter les débats et imposer brutalement une réforme des retraites massivement refusée et totalement infondée, quoi qu’ils en disent. La réforme des retraites est-elle un révélateur de tout ce qui heurte l’esprit même de démocratie ? Un seuil a-t-il été franchi par le pouvoir en place ?

Une démocratie sociale malmenée
La notion de démocratie sociale est difficile à définir. Un rapport de l’IRES (Institut de Recherches Économiques et Sociales) d’octobre 2013 issu d’une commande de la CGT, tente de lui donner un contenu en définissant un ensemble de caractéristiques (utile en particulier quand on compare des systèmes sociaux différents). Un article dans cet USR numérique présente cette approche par l’IRES qui permet de savoir de quoi l’on parle.
En France, en 1945, le Conseil national de la Résistance (CNR) posa les bases d’une « véritable démocratie économique et sociale », selon l’expression même du programme du CNR, jusqu’à se retrouver dans l’article 1 de la Constitution de 1946, puis de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

L’idée est de donner aux syndicats, associations et autres corps intermédiaires un rôle de régulation à côté de l’État. Bref, que l’État ne s’occupe pas de tout, tout seul, depuis sa position de surplomb, mais qu’il rende des comptes, consulte et négocie avec les acteurs sociaux. Les organisations syndicales tirent leur légitimité des élections professionnelles qui leur confèrent une représentation sociale et politique

Pourtant, les dirigeants politiques ont, depuis des décennies, marginalisé le rôle des corps intermédiaires et en particulier les syndicats.

Avec Macron, le mépris des organisations syndicales, voire l’hostilité à leur égard, repose sur sa conviction qu’il faut et qu’il peut s’en passer pour « réformer » la France, puisqu’ils ne sont que conservatisme, corporatisme, freins au changement, représentants de l’ancien monde et obstacles à son ordre libéral…

Les ordonnances Macron de 2017 marquent un recul de la démocratie sociale.

Elles permettent de renégocier complètement les clauses des conventions collectives dans tous les domaines, en actant la primauté aux accords d’entreprise sur les accords collectifs de branche, y compris en cas d’accords moins favorables pour les travailleurs. En inversant ainsi la hiérarchie des normes, elles offrent au patronat des outils supplémentaires d’individualisation et de flexibilisation du travail et des rémunérations. C’est également dans cette perspective que ces ordonnances viennent bouleverser le fonctionnement des instances de représentation du personnel (IRP). La fusion des instances représentatives des personnels en une seule entité, le comité social et économique (CSE), s’est soldée par une diminution drastique des moyens des élu-es. Cette réforme a enterré les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), pourtant si importants dans les entreprises. Dilués dans les CSE, ils ne sont obligatoires que dans les entreprises de plus de 300 salariés. La réforme a également fait disparaître les DP, les délégués du personnel. La possibilité, purement facultative, de les remplacer par des représentant-es de proximité n’a été saisie que par… 1,2 % des entreprises de plus de dix salarié-es. L’objectif est d’affaiblir les salarié-es au travers d’une perte de prérogatives de leurs représentant-es.

Ces ordonnances interprètent le droit du travail non plus comme un outil de protection des travailleurs, mais comme un moyen de sécuriser la compétitivité des entreprises.
La loi de transformation de la Fonction publique d’août 2019 s’attaque au statut de la Fonction publique et élargit le recours aux contractuels. Elle modifie le cadre et les pratiques du dialogue social dans la fonction publique. La refonte des Commissions administratives paritaires (CAP) et des commissions consultatives paritaires (CCP), des Comités techniques (CT) et des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) bouleverse le rôle des représentants des personnels et leurs domaines d’intervention en faveur des agents.

Une démocratie sociale bafouée avec la réforme des retraites
Depuis 2017, les partenaires sociaux ne cessent de dénoncer la méthode « brutale » de prise de décisions d’Emmanuel Macron. Certes, avec ses ministres, il met en scène le dialogue et la concertation mais sans véritable prise en compte de la parole syndicale.
Ce n’est pas une surprise si les organisations syndicales ont dénoncé l’absence de négociations en bonne et due forme avec l’exécutif. Ce dernier n’a jamais remis en question le cap fixé d’avance dans le projet de réforme des retraites, à savoir le report de l’âge de départ à 65 ans puis à 64 ans.
Les organisations syndicales ont fait un gros travail pour expliquer les enjeux de la réforme, déconstruire les mensonges de l’argumentaire gouvernemental et légitimer l’opposition. Sans ce travail, on n’aurait pas connu ce mouvement de masse et on n’aurait même pas pu envisager les actions de grève qu’on connaît depuis presque trois mois. Certes les syndicats ne sont pas seuls à avoir détricoté le projet de réforme. Des associations, des partis politiques et de nombreux économistes y ont participé mais le rôle de l’intersyndicale est reconnu comme central. Unie, elle a eu l’intelligence politique de réussir à construire un discours commun qui s’est imposé comme le porte-parole légitime du monde du travail.

La réforme des retraites suscite une opposition extrêmement forte au sein de la société. Au-delà des débats très tendus à l’Assemblée nationale, elle se manifeste par des journées de mobilisation extrêmement suivies avec des chiffres historiques de manifestants – faisant de ce mouvement social un des plus rassembleurs de ces trois dernières décennies – et un rejet massif de la réforme au sein de l’opinion publique avec un soutien large à la mobilisation, qui est loin d’avoir diminué depuis le début du mois de janvier, ce qui est pourtant souvent le cas lors de conflits sociaux qui s’inscrivent dans la durée.

L’intersyndicale dont l’unité ne s’est jamais démentie a pour effet incontestable de recrédibiliser le mouvement syndical dans la société.Alors que le constat d’un syndicalisme divisé et affaibli est dressé depuis longtemps, l’opinion fait des organisations syndicales les acteurs centraux de l’opposition à la réforme des retraites. Les syndicats de salarié-es sont les seuls acteurs du moment à qui les Français-es prêtent une attitude majoritairement « responsable ». Aujourd’hui, le syndicalisme donne une expression politique à la colère sociale.

Démocratie sociale et démocratie politique intimement liées

Face à cette colère, Emmanuel Macron, utilisant les pouvoirs exorbitants du chef de l’État sous la Ve République, persiste et signe dans sa conception verticale et son exercice solitaire du pouvoir politique. La situation donne le vertige : un président de la République, réélu pour la deuxième fois consécutive contre l’extrême droite, n’ayant pas obtenu de majorité absolue à l’Assemblée nationale et assumant l’usage du 49-3 pour faire adopter la loi sans vote du Parlement, s’entête à mener jusqu’au bout une réforme des retraites à laquelle sont opposés tous les syndicats et une majorité de Français-es.

Dans sa prise de parole à la télévision le 22 mars, le président de la République a refusé de prendre en compte l’immense contestation sociale en cours en se contentant d’un discours sans le moindre changement de cap, en prétendant incarner l’intérêt général et en multipliant les provocations.

« La foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus« 

Cette affirmation ne peut qu’interpeller sur la conception purement formelle de la pratique démocratique qu’elle sous-tend. La légitimité ne serait qu’électorale. Les citoyen-nes seraient réduits à l’état de simples électeurs qui donnent tous les cinq ou six ans des blancs-seings à leurs représentants. Par son «sacre » électoral, Macron a l’autorisation de réformer de force et nie à la foule de manifestants le droit d’exprimer son avis sur une question centrale, la retraite, qui touche à leur vie de travailleur.

« La stratégie du gouvernement, qui oppose la légitimité des urnes à la rue dans le conflit social sur la réforme des retraites, est fallacieuse » prévient l’universitaire et juriste Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France, dans une tribune au « Monde ». « L’action collective des travailleurs, constitutive d’une citoyenneté sociale, est complémentaire de la vie démocratique et lui est essentielle ».

Danielle Tartakowsky, historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, spécialiste des mouvements sociaux répond magistralement à Macron : « Contre la légalité d’un pouvoir minoritaire et violent s’oppose la légitimité de la rue et de la majorité dont la manif est l’expression. La manif est un fait politique et la rue est le lieu commun du peuple. »

Méprisant, le président de la République affirme aussi ne pas croire en « la victoire de l’irresponsabilité ». Mais il ne questionne jamais la sienne. L’humiliation et la délégitimation du mouvement social, au cœur du macronisme, sont profondément dangereuses pour la démocratie. Avec sa majorité, il est prêt à briser toutes les résistances aux politiques favorables au capital quitte à faire le lit d’une extrême-droite qui accepte pleinement le cadre néo-libéral.

Le jeudi 23 mars, la réponse populaire a été massive. L’usage du 49.3 pour adopter la loi sans vote au Parlement, nouveau déni de démocratie, a attisé la colère déjà puissante. Des grèves reconductibles, des piquets de grève et des actions de blocage amènent des salariés de différents secteurs à se retrouver dans une dynamique interprofessionnelle.

Depuis Bruxelles et lors d’une conférence de presse, Macron dit aujourd’hui qu’il est à « disposition des syndicats » sans autre forme d’annonce. Cynique ou hors-sol ?

Qui peut le croire ? Les organisations syndicales, les salariés, les grévistes, la foule des manifestants qui continuent de se mobiliser pour le retrait de la réforme des retraites ne sont pas dupes. L’entendre dire cela est plutôt cocasse alors qu’il organise, depuis 5 ans, l’enterrement de la démocratie sociale.

Marie-Laurence Moros

27 mars 2023

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