Entretien intégral avec Évelyne Morin, enseignante, poète, engagée pour « la cause humaine »
Ci-dessous l’entretien intégral de l’article paru dans l’US RETRAITÉS de janvier 2020 En pièce jointe quelques poèmes qu’elle a choisis pour nous. Quelques repères dans sa vie : Je suis née en 1950, à Tulle, en Corrèze. J’ai vécu ensuite dans la région parisienne, à Ivry-sur-Seine, puis à Savigny-sur-Orge.La lecture a été très tôt une passion et j’ai tout naturellement fait des études de Lettres, à la Sorbonne et à l’Université Paris VII, pour devenir professeure. Parallèlement je suis entrée dans une compagnie de théâtre, Les Trois Clous (1), dont je fais toujours partie. J’ai effectué une formation avec des metteurs en scène tels que Guy Rétoré, au TEP, Jean-Pierre Vincent, au théâtre des Amandiers de Nanterre. C’est lorsque j’étais étudiante que j’ai commencé à écrire. Mon enseignement a consisté à transmettre le désir des livres, de la poésie, du théâtre, de l’écriture. Ma sensibilité aux fractures du monde, mon engagement pour « la cause humaine », ont été motivés par les images familiales, celle de mon père, qui a rejoint l’Armée Française de la Libération pendant la guerre de 39-45, de ma grand-mère paternelle, qui a participé à la Résistance, de ma mère, par ses récits sur l’Occupation en Corrèze et le drame de Tulle du 9 juin 1944 (99 hommes pendus et 149 déportés par la division Das Reich). Mon écriture est une interrogation sur l’origine, indissociable de la mort, du passage, donc (Un retour plus loin). Une exploration de ce non lieu qu’on atteint à la limite intérieure où le sens ordinaire se perd pour réinventer le sens (Non lieu provisoire). Elle est quête de la lumière dans la nuit, à la lisière de l’indicible, captation de l’instant qui éternise le temps, disparition de toute trace, de ce qui donne accès à « l’autre côté d’ici » (Matin de l’arbre levant, Ronde noire).
Dans l’abandon à l’attente, au vide, au silence, la parole poétique guette les signes de l’accomplissement. Pourquoi, pour quoi l’écriture ? Ce sont d’abord les mots qui se sont écrits. L’un des premiers poèmes que j’ai écrits était « Word where you go I go ». D’une part j’ai suivi le(s) mot(s), d’autre part c’est une langue étrangère, en l’occurrence l’anglais, qui m’est venue. J’avais besoin de trouver une langue qui ne soit pas ma langue d’origine. J’avais besoin de me libérer des mots de tous les jours. J’ai écouté ce que les mots avaient à me dire. De moi, du monde, que je ne comprenais pas. Je me sentais étrangère dans la vie, en quête de sens. Les mots se sont présentés, m’ont précédée dans ma quête. Pendant plusieurs années, j’ai écrit relativement facilement, une écriture qui exprimait mon ressenti par rapport à mon vécu, les origines, la mémoire des ancêtres, mes révoltes. Ensuite, au fur et à mesure de mes publications, j’ai réfléchi à ce que j’écrivais, à ce pour quoi j’écrivais. C’était toujours une nécessité, mais aussi comme un devoir. Parce que j’avais trouvé ma voie, ma voix, je savais que c’était l’écriture qui donnait sens, bien sûr à ma vie, mais aussi à la vie des autres. C’était ma raison d’être. J’ai toujours voulu « changer le monde », je suis engagée syndicalement, politiquement. Mais je pense qu’il faut changer l’être humain pour que la société change. C’est lorsque j’ai étudié Baudelaire, à la fac de Lettres, que j’ai ressenti cela profondément. En 68 et post-68, je lisais les théoriciens de la révolution, je suivais les mouvements révolutionnaires dans le monde. Mais le fait que, trop souvent, la personne individuelle s’efface derrière le collectif me mettait mal à l’aise. Et la poésie me permettait d’ouvrir une autre voie à la transformation de l’être et du monde. Elle pouvait envisager et exprimer ensemble tous les aspects d’une même question, résoudre les contradictions, les paradoxes. Les mots avaient le souffle qui manquait dans l’aridité d’une approche qui me semblait déshumanisée, en ce sens que l’un était perdu au profit de la totalité, qu’il devait renoncer à sa voix pour que s’entende une voix uni-forme. L’écriture s’ancre dans l’origine.À l’origine, il y a un manque, doublé d’un mensonge. Le manque de mon grand-père paternel, dont on m’a toujours raconté qu’il était mort à la guerre (de 1914-1918), alors qu’il est mort en 1933, mais dont la famille a organisé, en quelque sorte, la disparition, l’oubli, parce qu’on ne voulait pas conserver sa mémoire, l’abandonnant ainsi une seconde fois, puisque c’était un enfant de l’Assistance. Mon écriture est ainsi marquée par la disparition. Elle cherche à retrouver les traces, à les retenir avant l’effacement. À l’origine aussi, côté maternel, le drame de Tulle du 9 juin 1944, jour où quatre-vingt-dix-neuf hommes ont été pendus et cent quarante-neuf déportés dont cent un sont morts en déportation. Ma mère – alors jeune institutrice à Tulle – m’a raconté très souvent cette histoire. Elle m’en reparle toujours lorsque nous allons au cimetière et que nous lisons sur certaines tombes les noms de ceux qui ont été enterrés là, quand on les a rendus à leur famille. Ce drame, qui continue de hanter la ville, m’a rendue sensible à la question des conséquences de l’engagement, des représailles, de l’innocence, du choix (Qui a-t-on pendu ou déporté ? Qui a-t-on relâché ? Pourquoi ? … ) Ce thème est présent dans Ombres, désirs, où un poème lui est consacré, mais aussi en filigrane, dans plusieurs livres, par exemple Matin de l’arbre levant. Cette blessure est à l’origine de l’écriture de nombreux poèmes sur les blessures du monde (Chili, Belfast, Liban, Sarajevo…), (Dernier train avant le jour, N’arrêtez pas la terre ici, Le Bois des Corbeaux). La mort est très présente dans mon écriture, car elle inscrit celle-ci dans une perspective. Elle est une fin, et c’est depuis cette fin, qui est en même temps un accomplissement, que s’envisage la vie, permettant un re-commencement perpétuel. Écrire, c’et cela, être à la fois à la fin et à l’origine. Je cherche à capter l’instant éphémère, le suspens du temps, le passage, donnant accès à « l’autre côté d’ici », l’éclat de lumière dans le noir. Ce thème obsédant du passage trouve sa source encore une fois dans l’histoire des Pendus de Tulle, avec la question lancinante : que se passe-t-il entre ? Entre être et ne pas être. Juste entre le moment où on ne sait pas et le moment où on sait. Comme à la fin du roman de Jack London, Martin Eden, lorsque celui-ci se noie dans la mer : « And somewhere at the bottom he fell into darkness. That much he knew. He had fallen into darkness. And at the instant he knew, he ceased to know. » Pour moi, la poésie donne accès à ce savoir au-delà de l’obscurité. Pour qui ? Lorsque j’écris, j’ai dans l’esprit un lecteur indéfini mais présent, auquel je destine mon poème. Ensuite, être lue, c’est une question de rencontre, de hasard. Et lorsque la rencontre a lieu, c’est l’accomplissement du poème, une maturation arrivée à terme. C’est la justification de l’écriture. Tant qu’il n’y a pas lecture, le poème n’existe pas. C’est un moment fort lorsque des personnes qui lui étaient totalement étrangères découvrent la poésie et se mettent à l’aimer. De beaux moments aussi lorsque mes livres franchissent des frontières, au hasard de rencontres, lors de mes voyages. Également lorsque ma poésie est traduite (en islandais, en serbo-croate, en anglais). Malheureusement, la possibilité de connaître et faire connaître la poésie contemporaine est difficile en raison d’une diffusion très limitée. Les médias ne lui accordent pas de place, elle est presque ignorée en milieu scolaire où on s’arrête à quelques noms – Henri Michaux, Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet… Et pourtant la poésie française contemporaine est d’une grande richesse. Il existe une multiplicité de revues, de maisons d’édition ; de nombreuses lectures sont organisées. Mais cela se passe à l’écart du grand public, dans des cercles trop restreints, souvent limités aux poètes. La poésie va à contre-courant de la société, où on ne mesure la valeur qu’en chiffres d’audience. L’expérience des ateliers d’écriture Écrire et transmettre sont indissociables. C’est pourquoi mon métier de professeure de Lettres et la poésie sont toujours allés de pair. Je continue aujourd’hui à transmettre la poésie dans des ateliers d’écriture en milieu scolaire (du CE2 au CM2 ; en collège) et en résidences pour personnes âgées. En milieu scolaire, j’apprends aux élèves à écrire, c’est-à-dire à trouver leur voix. Je pars de ma propre expérience pour leur montrer le chemin : faire silence, écouter ce qui se passe à l’intérieur de soi, se mettre dans un état d’attention et de disponibilité, et laisser venir les mots. Ce sont eux qui doivent écrire et non les élèves. Les mots les mettent en relation avec quelque chose qu’ils ignorent d’eux-mêmes, ils apportent des réponses à leurs questions. Il s’agit d’être juste à cet instant, présents au monde, présents à ce qui s’écrit en eux. Les mots leur donnent l’indépendance, la liberté. C’est une expérience très forte d’entendre le silence, de voir le regard intérieur des élèves, l’apaisement et la beauté de leurs visages lorsqu’ils écrivent. On perçoit qu’ils sont dans un autre monde, le leur, qu’ils sont en accord avec eux-mêmes. Ils ont découvert le pouvoir de la poésie. Ces ateliers ont une dimension particulière lorsqu’ils se déroulent en classes de SEGPA, dans lesquelles les élèves ont une image négative d’eux-mêmes et se sentent en état d’infériorité. Découvrir qu’ils peuvent, qu’ils savent écrire de la poésie, leur donne un très grand plaisir et une conscience valorisée d’eux-mêmes. Ils sont véritablement transformés, psychologiquement et physiquement. Une approche un peu différente : faire écrire en groupes d’UPE2A (Unités Pédagogiques Pour Elèves Allophones Arrivants), avec des élèves primo-arrivants, venus de pays en conflit, et donc ayant vécu des épreuves très difficiles, offre une voie pour découvrir le français autrement, par le jeu avec les mots, les sonorités, et ainsi mieux l’apprivoiser. L’année dernière, un adolescent syrien, juste arrivé, et qui se sentait perdu, a appris ses premiers mots de français en atelier d’écriture. La réussite de ces ateliers est due en grande partie à la relation de confiance établie entre les élèves et leurs enseignants, qui ont déjà une relation particulière avec la poésie, et qui ont instauré dans leurs classes un climat de créativité. Faire écrire en résidence pour personnes âgées est bien différent, car il faut vaincre de nombreuses peurs et résistances. Lors d’un atelier que j’ai mené sur le thème de la mémoire de la ville, il a fallu d’abord convaincre les participantes qu’elles étaient capables d’écrire, que leurs souvenirs avaient de la valeur et que leur mémoire était essentielle à transmettre. Le jugement qu’elles portaient sur leur écriture et elles-mêmes les inhibait. Elles avaient également peur du regard des autres. Peu à peu, elles se sont libérées. Elles ont écrit de superbes textes, évoqué des histoires particulières passionnantes. Elles qui ne se sentaient pas de raison de vivre, qui n’avaient plus conscience d’être utiles aux autres, se sont à nouveau senties vivantes. Un véritable échange. Propos recueillis par Mireille Breton
- http://www.compagnielestroisclous.fr
– La défaillance des jours, éditions Caractères, 1976
– Miroirs, éditions Caractères, 1978
– Le jeu de moi, éditions Caractères, 1985
– La licorne du silence, éditions Caractères, 1987
– Rencontre occulte à mort perdue, éditions La Bartavelle, 1991
– Terre de mortes-lunes, éditions Table Rase, 1992
– La nuit d’Électre éditions La Bartavelle, 1996
– Ombres, désirs, éditions Jacques Brémond, 2000
– Dernier train avant le jour, éditions Le dé bleu, 2001
– N’arrêtez pas la terre ici (préface de Stéphen Bertrand), Polder/Décharge, 2003
– Non lieu provisoire (encres de Misko Pavlovic), éditions Cadex, 2007
– N’arrêtez pas la terre ici (préface d’Anne Stell), éditions Le Nouvel Athanor, 2007
– Cela, fulguré, éditions Gros textes, 2007
– Un retour plus loin (encre de Marc Pessin), éditions Jacques Brémond, 2007
– Rouge à l’âme, éditions Potentille, 2007
– Matin de l’arbre levant (Préface de Brigitte Gyr), éditions Le Nouvel Athanor, 2014
– Le Bois des Corbeaux (photographies d’Éliane Morin), éditions Gros textes, 2015 – Évelyne Morin, préface de Jean-Luc Maxence, éditions Le Nouvel Athanor, Collection Poètes trop effacés 2018
– Les bois flottés du jour, éditions Encres Vives, Collection Encres Blanches n°760, 2019 À paraître
– Ronde noire (illustrations d’Alexandre Hollan), aux éditions Jacques Brémond Rencontres avec Évelyne Morin Livre Paris 20-23 mars, Porte de Versailles (stand D4-E45). Signature : dimanche 22 10h30-11h & 17h30-19h Marché de la Poésie : 10-14 juin Place saint Sulpice, Paris 6è Elle organise également l’événement Poésie & Musique.orge, 28 mars, à la MJC de Savigny-surOrge (91). Pour aller plus loin : Site : http://evelynemorin-poesie.fr Site de la Maison des écrivains et de la littérature : http://www.m-e-l.fr/evelyne-morin,ec,1324
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La vie militante ne s’arrête pas à la retraite ! Au contraire, les retraités du SNES-FSU participent activement aux mobilisations en cours (protection sociale, dépendance etc) et apportent leurs analyses à des dossiers intergénérationnels.
Contact enretraite@snes.edu
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