.
Les invisibles en

première ligne

Celles et ceux qui « n’étaient rien »

100000000000033d000001f9193790d5.jpg

 » C’est la foi en un monde gérable comme une entreprise qui se cogne aujourd’hui brutalement à la réalité de risques incalculables  » nous dit Alain Supiot [1]. En propulsant au premier plan les travailleuses et les travailleurs de la vie et de l’utilité sociale jusqu’alors invisibles, la pandémie a pulvérisé la fable néolibérale et ses premiers de cordée.

Le choc de la réalité

Les soignants, médecins, infirmières et aides-soignantes, les aides à domicile, les agentes du nettoyage, les caissières, les facteurs, les chauffeurs de bus ou de métro… Voilà donc quels sont les métiers essentiels. Beaucoup sont exercés par des femmes, le plus souvent mal rémunérées. Elles et ils risquent leur propre vie tous les jours. Jusqu’ici le plus souvent invisibilisés, ignorés, sans reconnaissance sociale, la plus grande partie constitue le cœur même du service public. Dont il fallait réduire encore et toujours réduire le coût, pendant que les milliards du capitalisme financiarisé se réfugiaient dans les paradis fiscaux pour précisément échapper au financement des biens communs.

Avec la pandémie, l’ampleur insupportable des inégalités sociales éclate au grand jour. Quel confinement en effet pour les SDF ou les migrants sous les tentes ou dans la rue ? Il reste les associations, dont les coupes budgétaires ont aussi fortement réduit la voilure… Si l’État a déployé rapidement une politique de soutien, aux entreprises surtout et aux salariés dans une bien moindre mesure, rien de tel pour les chômeurs, les minima sociaux ou les précaires. Alors que les employés et ouvriers doivent se rendre dans les usines ou les magasins, les cadres ou techniciens télé-travaillent à domicile. Quant aux ubérisés, il leur faut continuer et livrer en vélo, coûte que coûte, car sinon la rémunération disparaît et la protection sociale n’existe pas. 13 ou 14 millions d’élèves et d’étudiants en mode « continuité pédagogique » ? Mais comment faire à 5 à l’étroit dans l’appartement et sans ordinateur ?

Les femmes comme le travail sortent de l’invisibilité

Si les professions invisibles sont surtout surtout exercées par des femmes, c’est parce qu’elles se sont construites sur les compétences « féminines » dites naturelles, soit un
excellent prétexte pour ne reconnaître aucune qualification et n’offrir que de faibles salaires. Alors que les femmes constituent l’essentiel des salariés en contact direct avec les malades ou avec le public et qu’elles risquent davantage la contamination, elles sont aussi les premières à être affectées par la fermeture des crèches et des écoles. Et l’on sait qu’elles assurent la vie domestique à 73%. Ces métiers essentiels, ceux du care, qui nous permettent de continuer à vivre, assurent aussi une tâche cruciale, celle de la solidarité entre les générations : toilette, repas, et bien plus en termes de présence et de lien social. Et ce malgré les choix austéritaires désastreux qu’il s’agisse des hôpitaux ou des EHPAD.

C’est avec les personnels et avec leurs compétences respectives qu’il faut organiser le travail hospitalier, en EHPAD, et partout ailleurs dans les services publics, en lien direct avec les usagers, mais aussi dans le privé. Il est venu le temps de se débarrasser de la « gouvernance par les nombres[2] », aux mains des managers au travail autant inutile[3] qu’absurde, un travail qui donne la mort, comme le démontre la dramatique absence de masques, de matériels respiratoires, de médicaments maintenant dans cette épidémie.

Le jour d’après se prépare aujourd’hui

« La reproduction sociale, ce concept de la théorie marxiste approfondi et renouvelé par le féminisme matérialiste, est l’enjeu crucial de la crise en cours, comme du moment d’après »(Cukier[4]).
La reproduction sociale comprend toutes les activités domestiques, du soin, du nettoyage, de l’éducation… Ces activités, ni opposées ni séparées de la production, permettent de vivre, et au capitalisme depuis toujours d’exploiter directement le travail salarié. Il existe donc des formes de travail qui conduisent à la mort alors que d’autres préservent et développent la vie. Il y a des formes de travail qui détruisent la nature et la planète alors que d’autres la préservent.

La question du travail vivant, libéré de son exploitation, se pose dès aujourd’hui. La vie ne passe pas après le profit, et il ne s’agit plus de s’en remettre à la prise du pouvoir ou à un débouché politique pour libérer le travail de son exploitation et l’humanité du patriarcat, comme l’ont démontré les échecs des processus d’émancipation du XXe siècle.

C’est dès maintenant que s’organise la riposte et que s’invente le monde demain. Cela a déjà commencé, naturellement et spontanément. Les professionnels sur le terrain se sont organisés par exemple pour rassembler et distribuer des masques, ou pour faire au mieux dans un EHPAD ou un hôpital, par l’intervention syndicale auprès des salariés par exemple avec le retrait dans les branches de production non essentielles, par l’invention quotidienne de la riposte professionnelle et syndicale dans l’Éducation où Blanquer avait imaginé formater définitivement le travail enseignant et l’école via le numérique …

Préparer le monde d’après crise commence dès maintenant. Pour travailler pour la vie et pour toutes les générations.

Josiane Dragoni

[1] https://www.alternatives-economiques.fr/alain-supiot-seul-choc-reel-reveiller-dun-sommeil-do/00092216
[2] [https://www.fayard.fr/sciences-humaines/la-gouvernance-par-les-nombres-9782213681092]
[3] http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Bullshit_Jobs-546-1-1-0-1.html
[4] https://www.contretemps.eu/author/alexis-cukier/

RETOUR AU SOMMAIRE

RETOUR PAGE PRÉCÉDENTE


Bienvenue sur le blog des retraités du SNES-FSU.

La vie militante ne s’arrête pas à la retraite ! Au contraire, les retraités du SNES-FSU participent activement aux mobilisations en cours (protection sociale, dépendance etc) et apportent leurs analyses à des dossiers intergénérationnels.

Contact enretraite@snes.edu