SOCIÉTÉ
Il est trop tôt pour prétendre analyser le caractère inédit du mouvement social en cours. Cependant il fait surgir de nombreux questionnements qui font réfléchir. Nous en avons mis en évidence quelques-uns tout en sachant que poser une question fait aussi partie du débat et que nous sommes certainement passés à côté d’autres éléments de réflexion.
Questionnements
Comment peut-on expliquer la puissance de ce mouvement social qui est reconnu par beaucoup comme historique ? Qu’est-ce qui permet de le qualifier ainsi ? Est-on en présence d’un basculement ? De la fin d’un cycle long ?
Pourquoi les retraites sont-elles de façon récurrente un sujet de conflit frontal avec le pouvoir, conflit qui met en mouvement des secteurs très larges de la société ?
De la question sociale à la question politique
Les syndicats se réclament d’un mouvement social contre la réforme des retraites et revendiquent l’indépendance du social par rapport au politique dans la direction de ce mouvement.
Cette séparation entre le domaine du social (le travail, le cadre professionnel, la protection sociale) et celui du politique (le pouvoir dans les institutions) est fondée sur une conception et une expérience historiques du syndicalisme.
Les organisations syndicales assurent le leadership du mouvement actuel de défense d’un droit acquis par les luttes sociales.
Ce conflit les oppose directement au pouvoir politique, principalement au président de la République, lequel est délibérément sorti du champ de la négociation sociale, pour se situer sur le terrain politique des pouvoirs que confère la Constitution au gouvernement et surtout au Chef de l’État. Parallèlement, les partis de gauche mènent la bataille parlementaire.
Les organisations syndicales mobilisent sur le lieu de travail (occupations, grèves) et dans les espaces publics en appelant les salarié-es à manifester. Cet appel va de fait bien au-delà des salarié-es organisé-es qui constituent le gros des syndiqué-es.
En 1995, Pierre Bourdieu parlait d’une mobilisation contre la destruction d’une civilisation.
Peut-on reprendre cette analyse pour expliquer la profondeur du mouvement actuel ? Avec le sentiment que l’entreprise de destruction s’est bien avancée depuis 20 ans et qu’aujourd’hui il est temps d’être là pour s’opposer à la société que porte Macron. Les manifestations sont aussi un lieu où les gens qui, dans leur diversité, sont scandalisés par ce projet de société se rencontrent.
De quoi la mobilisation dans des villes moyennes est-elle le signe ? La géographie des manifestations ancrées dans « les territoires » a agréablement surpris, elle reflète, aussi, une hétérogénéité sociale des manifestant-es et, surprise, le fait que les appels locaux viennent des syndicats n’a pas freiné mais encouragé la mobilisation.
L’intersyndicale a fait à plusieurs reprises un appel aux jeunes. Aujourd’hui les jeunes rentrent dans le mouvement non pas forcément en réponse à l’appel de l’intersyndicale mais par le choc provoqué par le 49.3 et le discours provocateur de Macron. Quels sont les ressorts de cette mobilisation de la jeunesse ? Leur entrée dans le mouvement change-t-il la donne ?
Pendant cette lutte contre la réforme des retraites, d’autres mobilisations ont eu lieu autour de la santé (contre des fermetures de maternités), de l’éducation (suppressions de postes…), des salaires. La dynamique des luttes est forte chez les salarié-es précaires, celles et ceux de la première et de la seconde lignes, dans les professions intellectuelles. Après les violences, lors de la mobilisation à Sainte Soline, le combat écologique s’invite en force dans le paysage tout comme les réactions contre la répression policière… Peut-on espérer une amplification de cette convergence des luttes ?
Après l’utilisation du 49.3, la question démocratique s’invite massivement dans les consciences et dans les manifestations. Cette socialisation politique accélérée peut-elle être un vecteur d’espoir pour les forces de transformation sociale si ces dernières sont en capacité d’articuler plutôt que cliver les différentes formes de mobilisations ?
N’y a-t-il pas un point commun, malgré les différences, avec le mouvement des gilets jaunes parti d’une revendication sociale pour aboutir à poser la question de la démocratie dans le système politique ?
La séparation, souvent théorisée, entre l’institutionnel aux politiques et le mouvement social aux syndicats n’atteint-elle pas ses limites ?
Le rejet de l’instrumentalisation réciproque est légitime mais le cloisonnement entre le champ syndical et celui du politique n’est-il pas un facteur de frein à la politisation en cours ?
Au-delà des polémiques entre les leaders syndicaux et politiques sur la meilleure stratégie parlementaire pour la gauche, n’est-ce pas plutôt de nouvelles formes de combats communs qu’il faut promouvoir ? D’ailleurs, l’unité syndicale n’a-t-elle aidé à un regain d’unité à gauche (nombre de meetings communs de la Nupes parfois avec présence syndicale) ?
Les commentateurs s’accordent à prédire que le RN va tirer profit de cette séquence. En sommes-nous vraiment sûrs ? Des sondages semblent indiquer que le RN assoit son hégémonie sur l’ensemble de la droite, ce qui est inquiétant mais les quelques élections législatives partielles ne valident pas une poussée irrésistible du RN au détriment du « bloc de gauche ».
Avec la crise de régime, d’autres perspectives s’ouvrent-elles ?
Unité syndicale
Après une longue période de déclin, la mobilisation actuelle est-elle le signe d’une amélioration de la représentativité des syndicats et de leur rôle dans la société ?
Pourquoi l’unité syndicale s’est-elle constituée malgré les divisions et les divergences de ces dernières décennies? Comment l’unité syndicale a-t-elle propulsé le mouvement social ?
N’y avait-il pas des signes antérieurs du déplacement du « curseur CFDT » vers les luttes ? Jean Marie Pernot avait signalé que les ordonnances travail avec la suppression des CHSCT ont affaibli le contre-pouvoir, dans les institutions, des équipes syndicales CFDT renforçant chez celles-ci l’hostilité au pouvoir macronien. La volonté du Président de marginaliser les « corps intermédiaires » ne valait pas que pour les syndicats de transformation sociale mais, aussi, pour ceux qualifiés de « réformistes ».
Quels sont les éléments de fragilisation, pour l’instant peu visibles, de l’unité ? Pourquoi celle-ci tient-elle de façon durable ?
Contours de la mobilisation lors des « temps forts » des manifestations
L’encadrement pacifique des manifestations par les syndicats (salué par tous) est certainement un atout dans la popularité du mouvement mais ne peut-il pas être perçu comme un frein dans une éventuelle nouvelle étape où la diversification dans le « répertoire » des actions peut s’imposer, tant dans le mouvement de grève que chez les jeunes ?
Par ailleurs, à qui attribuer la montée des tensions dans certaines manifestations ?
Les grèves
Grèves diversement suivies et sans reconductions systématiques sauf dans quelques secteurs, comment l’interpréter ?
La mobilisation est correcte dans l’Éducation nationale mais pourquoi ça n’embraye pas sur un mouvement plus massif ?
La question du travail
Les premier-es de corvées sont souvent en premières lignes ; comment la question du travail, de sa durée, de sa pénibilité, et d’une façon plus générale celle de son sens, est devenue la question centrale débattue lors de ce mouvement ?
En quoi la crise sanitaire, le confinement et la crise climatique ont modifié les perceptions des gens sur le sens du travail et le sens de la vie ?
En quoi ces modifications ont joué un rôle important dans le rejet massif de la réforme des retraites ?
Ne mesure-t-on pas le retard pris par la gauche syndicale et politique dans à la prise en compte de la question du travail ? Comment mieux prendre en compte cette question sans s’enfermer dans l’idéologie de la « valeur travail » version réactionnaire ?
Bataille des idées, bataille des mots
Peut-on considérer que Macron a perdu ces batailles auprès des salariés, de l’opinion publique ?
La réforme est dite juste et nécessaire dans les éléments du langage macronien, injuste et injustifiée pour les 3/4 de la population.
Quels sont les contre-arguments qui ont été les plus efficaces ?
Cette efficacité est-elle le produit
– d’un effet d’apprentissage des batailles précédentes des retraites ? Du discours propre à Macron manipulant le langage entre mensonge et déni de réalité ?
– du travail d’analyse des syndicats, de l’effort de formation des syndiqués et de leur intervention dans le débat public ?
– des prises de position des experts, notamment du COR, et d’institutions publiques, de la mobilisation plus large d’une partie significative des économistes, mieux entendus par les médias, et d’une façon plus générale des intellectuels ?
Peut-on considérer que l’élément le plus consistant jouant en faveur de Macron est le doute sur la possibilité de gagner après tant d’échecs ? Doute qui implicitement jouerait comme un plafond de verre limitant la mobilisation à un niveau très haut mais en-deçà de ce que requiert une victoire ?
Quel rôle joue l’absence d’alternative politique ?
Dans quelle mesure cette problématique est-elle modifiée par la situation post 49-3 ?
Sans conclusion mais avec de multiples questionnements pour continuer et approfondir l’analyse de ce mouvement contre la réforme des retraites.
Jean-Luc Leguellec, Daniel Rallet
28 mars 2023
La vie militante ne s’arrête pas à la retraite ! Au contraire, les retraités du SNES-FSU participent activement aux mobilisations en cours (protection sociale, dépendance etc) et apportent leurs analyses à des dossiers intergénérationnels.
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