UN OBJECTIF NÉCESSAIRE ET RÉALISTE

Une proposition de loi visant à instaurer un impôt minimal sur la fortune a été examinée à l’Assemblée nationale jeudi 20 février 2025, dans le cadre de la journée réservée aux initiatives du groupe Écologiste et Social.
Cette proposition a été présentée par les députées Eva Sas et Clémentine Autin. Elle concerne les 1800 contribuables les plus riches (au total 4000 personnes) soit moins de 0,01 % des foyers fiscaux, qui possèdent plus de 100 millions d’euros, afin de s’assurer qu’ils paient au moins 2 % de leur fortune en impôts.
Cette proposition a été votée à l’Assemblée par une large majorité : 75 % des députés présents. De nombreux députés se sont absentés de l’hémicycle au moment du vote, ce qui témoigne de la grande difficulté aux yeux de l’opinion à s’opposer à une taxation des ultra-riches, et aussi de l’efficacité de la stratégie définie par les différents acteurs de cette initiative. Elle doit être présentée devant le Sénat.
Elle vise deux objectifs :
– Combattre le « triomphe de l’injustice » pour reprendre le titre de la Newsletter de Gabriel Zucman : il s’agit de s’attaquer à l’enrichissement des ultra-riches. En effet cet enrichissement est monstrueux, il est devenu intolérable. La cible est notamment celle des oligarques pour lesquels la France est devenue un paradis fiscal. Ainsi s’explique la résistance des gouvernements successifs proches des ultra-riches à mettre fin à ce scandale.
– Fournir des ressources conséquentes pour l’État en difficulté, non pour combler des déficits qui sont essentiellement le produit d’une politique de baisse des ressources publiques1 mais pour répondre aux besoins de la population, pour financer les services publics et la question environnementale. Message brouillé aujourd’hui par l’annonce d’un effort de défense !
Cet impôt pourrait rapporter aux finances publiques une somme conséquente : de 15 à 25 milliards d’impôts par an, soit une somme bien supérieure aux timides prétentions fiscales des gouvernements Barnier et Bayrou.
Un projet fondé sur des analyses diverses, dont… celles de Bercy
La proposition de loi s’appuie sur des analyses qui ne peuvent être contestées, ce qui tranche avec les ritournelles des opposants à la taxation des ultra-riches qui ne reposent que sur des affirmations idéologiques et au « doigt mouillé ». Le principal appui à cette initiative vient des travaux qu’a menés Gabriel Zucman (un économiste français), depuis une quinzaine d’années, avec une équipe en Californie à Berkeley, sur, entre autres, la taxation des ultra-riches. Ils ont travaillé sur de nombreuses données et ont défini une méthode que l’on va retrouver aujourd’hui dans la proposition de loi déposée devant le Parlement français. Zucman a acquis une réputation mondiale qui l’a amené à travailler pour des organisations internationales, par exemple l’OCDE, le G20 (pour l’instauration d’un taux minimal d’imposition de 15 % sur les profits des multinationales qui a fini par aboutir).
Aujourd’hui il enseigne à l’École d’économie de Paris et à Normale Sup. La présidente de la Commission européenne l’a chargé de diriger l’Observatoire européen de la fiscalité créé en 2021 pour y mener des travaux innovants sur l’évasion fiscale et la fraude fiscale.
Parmi les études récentes
– L’institut des Politiques Publiques (IPP)
L’IPP a publié une étude « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? » portant sur la France en 2016. Elle montre que le taux d’imposition, tous prélèvements directs confondus, est progressif jusqu’au 1 % des patrimoines les plus hauts mais régresse ensuite, passant de 46 % pour les 0,1 % les plus riches à 26 % et pour les 0,002 % ultra-riches qualifiés de « milliardaires ».
– La note de Bercy (29 janvier 2025)
« Les revenus des ultra-riches s’envolent, les inégalités se creusent ».
C’est une étude récente de la direction générale des finances publiques de Bercy, qui confirme un diagnostic que le personnel politique de droite ne veut pas voir. Ce qui frappe ce sont les écarts croissants dans l’évolution des revenus. De 2003 à 2022, le revenu des 40 700 foyers fiscaux, soit les 0,1 % les plus riches, a plus que doublé (+ 119%), tandis que les 0,9 % qui suivent ont vu leurs revenus grimper mais moins nettement (+ 79%), et seulement de 61 % pour le groupe suivant. Pour 9 Français sur 10 l’accroissement de leurs revenus n’a pas dépassé 39 %. Les écarts se creusent, y compris entre les foyers aisés.
Quelle est la méthode des ultra-riches pour échapper à l’impôt ?
L’astuce consiste à structurer leur patrimoine pour qu’il ne génère pas de revenus imposables.
90 % de leur patrimoine sont constitués d’actions car ils sont propriétaires d’entreprises ou les contrôlent. Lors de la distribution des dividendes, ils devraient s’acquitter d’un impôt sur ce revenu soumis à la fameuse flat tax de 30 % sur les revenus financiers. Mais en fait ils perçoivent ces dividendes via des sociétés écran appelées holdings familiales qui les inscrivent dans leurs comptes comme des bénéfices de société, lesquels… ne peuvent être taxés au titre de l’impôt sur le revenu. Les revenus qui s’y accumulent ne sont donc pas taxés. Mais ils ne sont pas gelés pour autant. Si leur propriétaire a besoin de fonds pour acheter un yacht, un organe de presse, de l’immobilier ou pour investir, il peut contracter un crédit ou vendre les titres stockés dans le holding. Ces sommes représentent des dividendes qui ont été « blanchis » en bénéfices de société. Il va donc devoir régler un impôt sur les sociétés mais dont le taux est inférieur à celui qui aurait été prélevé sur les dividendes.
« La France est un paradis fiscal pour les milliardaires » (Gabriel Zucman)
Ceux-ci paient très peu d’impôt sur le revenu et si leur taux global d’imposition est de l’ordre de 27 %, il s’agit essentiellement de l’impôt sur les sociétés (IS). Au total leur taux d’imposition est deux fois moins élevé que pour l’ensemble des Français (52 %). On est dans une situation où une poignée de milliardaires (0,002 % des foyers fiscaux) est moins taxée (26%) que les riches de l’étage en dessous (0,1% des foyers fiscaux) taxés à 46 % ! En effet la richesse des un peu moins riches vient essentiellement de leurs revenus et elle est à ce titre soumise à l’impôt sur le revenu auquel par ailleurs ils cherchent à échapper par l’évasion fiscale mais dont le taux est plus conséquent que celui de l’impôt sur les sociétés (IS).
Par contre, la richesse des milliardaires est constituée à 90 % de ces biens dits « professionnels » que sont les actions des sociétés qu’ils contrôlent et qui sont exonérées d’impôts aussi longtemps qu’ils restent dans les comptes des holdings. Et quand ils sont vendus, ils sont imposés à l’impôt sur les sociétés dont le taux (26%) est bien inférieur à celui à de la « flat taxe » (30%) qui aurait été prélevée sur les dividendes au moment de leur distribution. Pour les milliardaires, on voit tout l’intérêt d’une taxe forfaitaire dont le taux est indépendant du revenu taxé.
Le cas Bernard Arnault
Illustration concrète : en 2024 Bernard Arnault a touché environs 3 milliards d’euros de dividendes LVMH. A signaler que s’il avait été tenté de faire la même opération à New York, il aurait été obligé de payer un impôt sur ce revenu car depuis 1934 l’évitement de l’impôt via les holdings n’est plus accepté aux États-Unis. Cela lui aurait coûté 1 milliard ! C’est pourquoi G. Zucman dit que la France est un paradis fiscal pour milliardaires. On peut l’étendre à l’ensemble de l’Europe.
Aux États-Unis, les milliardaires se « rattrapent » par d’autres voies fiscales, mais c’est un exemple qui montre qu’il est possible de fiscaliser les dividendes placés dans les holdings.
Un enrichissement extravagant
L’enrichissement des ultra-riches vient en partie du boom de l’immobilier et de la hausse des cours de Bourse (l’indice du CAC 40 a doublé de 2003 à 2022), deux marchés hautement spéculatifs. Mais la fiscalité en a une grande part, avec un effet différencié entre les riches en fonction de la proportion des biens professionnels dans leur patrimoine. La progression du patrimoine des plus riches est de 7 à10 % par an hors inflation depuis des décennies. A ce rythme, la valeur de leur patrimoine double en moins de 10 ans et quadruple en 20 ans.
Une stratégie pour gagner
La stratégie défendue par la proposition des députées Sas-Autin se veut réaliste : l’objectif est à portée de main. « Le coût politique de voter contre un impôt minimum sur les très grandes fortunes est devenu trop élevé » (Gabriel Zucman). On peut faire le constat que, sur la fiscalité, les gouvernements de droite sont sur la défensive et dans de nombreuses institutions, des spécialistes s’inquiètent de ce qu’ils mesurent : l’explosion des inégalités sociales et le sentiment d’injustice qu’elles alimentent, les besoins de l’État, des services publics non satisfaits malgré l’urgence des crises qui se développent. La richesse des milliardaires est devenue une provocation au regard de la justice sociale.
Zucman note « deux évolutions positives » : « D’abord l’idée qu’il faut fixer un taux d’imposition plancher pour les très riches est désormais acceptée largement. Ensuite de plus en plus de voix constatent que pour être efficace mieux vaut cibler le patrimoine que le revenu ».
Comment la droite tient-elle compte de cette nouvelle donnée politique ?
Les politiques de droite qui ont mis en place des systèmes et des politiques responsables de la situation fiscale actuelle sont face à un projet qui les dérange. Ils doivent en tenir compte : le gouvernement Barnier avait pondu un projet d’un impôt sur le revenu sur un nombre limité de très hauts revenus. En choisissant de ne pas s‘attaquer aux hauts patrimoines, Barnier restait dans un faux semblant qui ne s’attaquait pas réellement à l’injustice fiscale, ni ne procurait des ressources publiques à hauteur des besoins (avec un rendement escompté de seulement 2 milliards).
A propos du projet de loi Sas/Autin : Amélie de Monchanin l’avait commenté dans la tradition du discours opposé à la taxation des ultra-riches : « Une mesure confiscatoire et inefficace. Le gouvernement planche sur une taxe progressive qui touche l’outil de travail ». Stupéfaction quand on l’entend peu après reprendre la problématique du projet de loi : « Ces ménages thésaurisent des revenus non distribués dans des holdings, financent leur train de vie grâce à des prêts et n’affichent aucun revenu imposable. Ces patrimoines sont ensuite parfois transmis sans jamais avoir vu l’impôt. Ce n’est pas acceptable. »
De ce discours qui est une concession au bien-fondé de la démarche du projet de loi déposé à l’Assemblée nationale, la ministre n’en tire aucune conséquence puisque, d’après ce que l’on peut en savoir, le projet sur lequel « le gouvernement Bayrou planche » exclut les « biens professionnels » de la taxation, ce qui revient à ne pas taxer la source essentielle de l’enrichissement des ultra-riches !
Avec une bonne dose de malhonnêteté, ceux qui s’opposent à cette mesure de justice fiscale, prennent souvent la défense des « petites entreprises, des petits patrons, notamment de PME, des indépendants et des entrepreneurs » qui seraient aussi menacés. Vaste blague tellement le monde des milliardaires n’a rien à voir avec celui des petits et moyens entrepreneurs.
Amélie de Montchanin reprend le thème du prélèvement confiscatoire et qui à ce titre serait anticonstitutionnel. Dans le cas présent, il n’y aucune confiscation, pas d’impôt nouveau, mais une volonté politique de s’assurer que les plus riches respectent un taux plancher d’imposition minimum à 2 %. Et s’il s’agit de principe constitutionnel, le rôle du pouvoir est d’abord de faire respecter le principe de l’égalité devant l’impôt.
Un autre risque souvent avancé, c’est la fuite des milliardaires ! Fuir hors du pays pour échapper à la taxation, c’est le thème de l’exil fiscal hors du pays, à la recherche d’impôts plus bas. Les études sont compliquées pour mesurer ce phénomène car il y a différents motifs pour changer de pays. Mais toutes les études montrent que le phénomène est très limité. Et il n’est pas besoin de déménager pour placer son argent dans un paradis fiscal, en particulier en Europe. Les accords intervenus au sein des pays de l’OCDE sur l’échange automatique d’informations entre les banques ont réduit cette fraude fiscale pour les particuliers au moins en Europe mais il y a toujours des paradis fiscaux et de nouveaux produits financiers qui se substituent aux anciens. On peut aussi pratiquer de l’optimisation fiscale sans s’exiler. C’est d’ailleurs ce qui se passe comme on l’a vu avec le système des holdings qui est parfaitement légal suite à une législation créée par un pouvoir politique et pourrait être supprimée par un autre gouvernement.
Un autre type de fuite est celle des ultra-riches qui menacent d’arrêter d’investir parce qu’ils sont surtaxés. Mais tout montre qu’ils sont notoirement sous-taxés, à un niveau particulièrement indécent (aux alentours de 0,5 %).
Pour conclure
L’objectif de ce projet n’est pas de proposer une réforme fiscale mais d’imposer dans l’agenda politique le débat sur la taxation des ultra-riches sur la base d’une démarche qui part de l’hypothèse que c’est un projet réaliste. Celui-ci consacrerait une victoire politique ouvrant la voie à une réforme fiscale qui consisterait à mettre en œuvre les nombreuses propositions faites depuis des années par le mouvement social, les organisations syndicales, et les partis politiques. C’est le sens de l’appel lancé à deux reprises dans Le Monde par des personnalités autour de Eva Sas et de Clémentine Autin, avec des syndicalistes, des organisations syndicales, et bien sûr Attac et Oxfam.
La dénonciation des politiques fiscales pratiquées par les gouvernements ne manquent pas, ainsi que des réflexions sur des propositions alternatives. Ce qui manque ce sont des campagnes d’envergure nationale organisées par un front commun sur des revendications qui disposeraient du soutien d’une opinion publique en colère contre l’explosion des inégalités sociales et contre la dégradation des services publics, campagnes pour interpeller un pouvoir sur la défensive comme le montre l’exemple de la taxation des ultra-riches. Dans ces conditions il s’agirait de définir le contenu d’une réforme fiscale et d’engager la mobilisation.
Daniel Rallet
1 – Se référer à la note d’Attac (26 mars 2025) : depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, les baisses d’impôts et de prélèvements représentent au moins 308,62 milliards d’euros de manque à gagner pour les finances publiques.
La vie militante ne s’arrête pas à la retraite ! Au contraire, les retraités du SNES-FSU participent activement aux mobilisations en cours (protection sociale, dépendance etc) et apportent leurs analyses à des dossiers intergénérationnels.
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